La Moquerie Pascalienne comme Amour de l’ennemi

Cun universitaire respecté et accompli défend publiquement un point de vue qui, quelques années auparavant, aurait semblé anodin, mais qui sort maintenant des limites d’une orthodoxie publique de plus en plus calcifiée et impénétrable; en conséquence, il est défenestré par l’institution à laquelle il avait consacré la majeure partie de sa vie professionnelle, et finalement exilé de la société polie. Le cas que j’ai en tête n’est pas celui de Kathleen Stock, Larry Summers ou d’autres victimes contemporaines de “l’annulation”, mais plutôt Antoine Arnauld (1612-1694), avocat français, professeur de théologie à la Sorbonne et défenseur de l’interprétation rigoureuse par Cornelius Jansen des écrits dours de feu Augustin sur la grâce.

Le rigorisme d’Arnauld, en particulier dans le domaine de la théologie sacramentelle, l’amena, lui et ses compagnons de voyage, dans un conflit de plus en plus amer avec l’ordre ascendant des Jésuites, qu’il considérait (avec une raison quelconque, comme nous le verrons ci-dessous) comme encourageant la morale lâche parmi les chrétiens à travers de nouvelles théories de la grâce, de la culpabilité et de la pénitence. Face aux attaques de plus en plus publiques d’Arnauld contre leur théologie morale et sacramentelle, les jésuites ont réussi à faire pression pour les opinions de leurs adversaires exprimées dans Jansen Augustin être anathématisé par le Pape Innocent Ier (Cum occasione, 1653). Cette condamnation, soutenue par la menace de sanctions civiles et ecclésiales, a finalement forcé l’acquiescement à contrecœur d’Arnauld pendant une saison, bien que sa récalcitrance ait finalement abouti à son exil volontaire vers les Pays-Bas plus tolérants en 1674, où il a vécu ses vingt dernières années. 

Sordide et peu édifiante que fut l’affaire Arnauld, elle n’en fut pas moins une sorte de felix., une faute heureuse, produisant comme il l’a fait peut-être la plus grande œuvre de satire théologique jamais écrite, sous la forme de Blaise Pascal Lettres Provinciales.[1] Pascal, rendu célèbre au début de l’âge adulte pour son génie de mathématicien et d’inventeur, avait connu une profonde conversion religieuse à l’âge de 30 anssa célèbre  » nuit de feu”ce qui l’a conduit dans le cercle janséniste réuni autour de la sœur d’Arnauld au couvent de Port Royal. Arnauld étant jugé pour hérésie par la faculté de théologie de la Sorbonne en 1656, Pascal intervient en publiant une série de lettres anonymes, écrites en missives à un ami de province pour l’informer de la folie dans la capitale.

Dans le Provincial, Pascal fustige la cruauté et l’indifférence à la vérité des persécuteurs d’Arnauld (principalement des jésuites), l’insouciance de ceux (principalement des Dominicains) qui les ont encouragés par opportunisme politique, et l’impossibilité générale d’un discours raisonné dans un monde où les puissants pourraient redéfinir les termes du débat comme ils le souhaitaient.[2] Les lettres sont sans ménagement, amères—indignées-mais elles sont aussi extrêmement drôles, employant fréquemment les propres mots de ses adversaires pour souligner l’absurdité de leurs positions.

Je me suis retrouvé à penser à l’affaire Arnauld, et en particulier à la Provincial, beaucoup au cours des dernières semaines, car j’ai suivi le brouhaha causé au sein de la Droite chrétienne par l’essai de James Wood, “Comment j’ai évolué sur Tim Keller. »Cette pièce consiste principalement en un appel pour que les chrétiens de la vie publique se soucient moins de la “séduction” comme norme d’engagement politique, en particulier avec la gauche culturellement ascendante. Témoin fidèle sur des questions de grand moment (par exemple, “Qu’est-ce qu’une femme? »), insiste Wood, sera de plus en plus et inévitablement acerbe, satirique ou offensant pour les membres de la société polie; éviter ce style d’engagement au profit d’une winsomeness résolue invite à une place publique dans laquelle, comme Yeats l’a averti de manière inoubliable, “les meilleurs manquent de toute conviction”, même si “les pires sont pleins d’intensité passionnée.”

L’essai de Wood a lancé un millier de réflexions, les critiques les plus féroces venant de “libéraux classiques” autoproclamés, notamment l’avocat évangélique et chroniqueur influent David French, lui-même parmi les plus éminents défenseurs aujourd’hui de l’amour de soi comme voie vers une plus grande tolérance et pluralisme dans la vie publique américaine.[3] Il bois ciselé, insister, 

L’appel biblique aux chrétiens à aimer leurs ennemis, à bénir ceux qui vous maudissent et à montrer le fruit de l’esprit—amour, joie, paix, patience, gentillesse, bonté, fidélité, douceur et maîtrise de soi-ne représente pas un ensemble de tactiques à abandonner lorsque les temps sont durs, mais plutôt un ensemble de principes moraux éternels à appliquer même face à une adversité extrême.

Wood, sans surprise piqué par l’accusation d’avoir rejeté le commandement du Christ d’aimer l’ennemi (il ne l’avait pas fait), a insisté dans un article de suivi “  » Les chrétiens sont appelés en tout temps et en tout lieu à aimer leurs voisins, même leurs ennemis; aucun changement de contexte n’abroge ces impératifs. Et French, de son côté, a insisté sur le fait que ses appels à la “civilité” ne constituent en aucun cas une “capitulation sur des questions de conviction profonde”, ni n’impliquent une “aversion au conflit et une timidité face à l’opposition.”

S’agit-il alors peut-être simplement d’un débat sur des mots plutôt que sur des choses? Je pense que non; en effet, l’accord profond sous-jacent entre Wood et French en tant que deux chrétiens de la droite américaine est ce qui rend possible un débat authentique et intéressant entre eux dans ce cas. Ce désaccord ne porte ni sur l’obligation d’aimer son ennemi ni sur la légitimité de résister à la méchanceté de l’ennemi de tout son esprit et de toute son habileté, mais plutôt sur la question de savoir si un certain style d’engagement public—pugiliste plutôt qu’irénique, et dur ou moqueur plutôt que patient et séduisant—est toujours compatible avec l’amour de l’ennemi. 

À mon avis, la défense la plus claire et la plus récente de la détermination comme norme de l’amour ennemi a été donnée par Arthur Brooks dans son Aime Tes Ennemis, dans lequel il soutient “  » Nous n’avons pas de problème de colère dans la politique américaine. Nous avons un problème de mépris.” Par “mépris”, Brooks signifie “colère mêlée de dégoût  » ou  » une attitude durable de dédain total.”[4] Il note qu’il existe de bonnes preuves que le mépris est beaucoup plus dommageable que la colère pour les relations étroites telles que les mariages et les amitiés.[5] Même les disputes enflammées ne sont pas fortement prédictives du divorce, mais “le sarcasme, les ricanements, l’humour hostile et—le pire de tous—le roulement des yeux” le sont définitivement.[6] Tout comme un mariage sain fera place à un désaccord vigoureux mais exclura tout signe de mépris, de même nos débats publics, propose Brooks, devraient être animés mais élevés d’esprit, exempts de roulement des yeux, d’humour moqueur ou d’autres signes de manque de respect.

En toute justice pour Brooks, sa principale préoccupation dans le livre semble être les interactions quotidiennes entre rivaux partisans, et dans ce domaine, ses conseils, et les analogies du mariage et de l’amitié qui les financent, semblent amplement justifiés. Une conversation sur les droits des transgenres ou l’élection présidentielle « volée » de 2020 à travers la clôture de votre voisin ne sera pas du tout aidée par des ricanements ou de la satire, et Brooks est sûrement sage de mettre l’accent sur la communication de la bonne volonté et de mettre l’accent sur les préoccupations partagées avant tout.

Néanmoins, il me semble qu’il faut des distinctions plus fines que la winsomeness résolue ne le permet, et peu d’œuvres les mettent en évidence avec plus de clarté que celle de Pascal Provincial. Pascal ne se disputait pas avec un cousin ou un voisin, mais avec des rivaux politiquement et culturellement puissants qui avaient démontré à plusieurs reprises son indifférence aux faits et à la logique; comme Pascal l’a longuement soutenu dans le onzième Provincial, sur laquelle nous reviendrons ci-dessous, la seule stratégie raisonnable dans cette situation est celle de la moquerie satirique visant à susciter la honte de l’adversaire et l’indignation des masses autrement indifférentes (appelons cela la moquerie pascalienne).

Ce n’est pas l’endroit pour sonder la Provincial en entier—ils ne demandent qu’à être lus en entier et à loisir, de préférence dans une pièce où vos éclats de rire périodiques ne seront pas trop perturbants pour les autres—mais quelques anecdotes qui en seront tirées suffiront à donner une idée de l’absurdité de la situation à laquelle Pascal a été confronté. Considérez le débat sur la  » grâce suffisante”, que les Jésuites et les Dominicains prétendaient, contre les jansénistes, avoir été donnée à tous les hommes (375-78).

Comme Pascal le raconte dans les deux premières lettres, qui ont été écrites avant la condamnation d’Arnauld, la compréhension de l’expression par les Jésuites est simple: la grâce suffisante est ce don de Dieu qui permet d’obéir aux commandements; cela, croient-ils, est pleinement possible pour chaque personne. Les jansénistes prédestinés, bien sûr, insistent sur le fait que la grâce suffisante n’est donnée qu’à ceux à qui Dieu veut insondablement accorder sa miséricorde. Les Dominicains de Pascal, cependant, ont adopté l’approche étrange d’affirmer que tous les hommes reçoivent une grâce suffisante, mais insistent ensuite sur le fait que Dieu doit en outre leur donner une « grâce efficace » pour qu’ils obéissent aux commandements (375). Mais, comme l’observe Pascal avec ironie, cela revient simplement à affirmer que la grâce suffisante ne suffit pas.

Dans ce cas, les Dominicains occupent la curieuse position d’être d’accord avec les Jésuites sur les termes, mais avec les Jansénistes sur le sens, alors même qu’ils utilisent leur accord terminologique avec les Jésuites comme prétexte pour persécuter les Jansénistes (376)! Qu’est-ce qui peut expliquer ce résultat étrange? Dans la seconde Provincial, un dominicain se lamente auprès de Pascal qu’ils n’avaient abandonné leur ancienne opposition au molinisme que parce que la Société était devenue un acteur ecclésial trop puissant pour être ignoré. La seule stratégie tenable, avaient-ils conclu, était de forger une alliance publique avec eux, mais de maintenir en privé leurs propres enseignements plus classiques augustiniens sur la grâce. Les jansénistes, bien sûr, servent de boucs émissaires commodes—il vaut mieux qu’une communauté meure que toute l’Église périsse.

Dans Provincial 4-6, Pascal se détourne d’Arnauld pour considérer le domaine de la théologie morale jésuite au sens large, où il découvre un glissement interprétatif à la hauteur de la subtilité politique dont les Jésuites avaient fait preuve pendant le procès. Pascal et son ami janséniste rendent visite à un jésuite, qui les informe gravement-à la suite de Étienne Bauny Somme des Péchés (La Somme des Péchés, 1630) – que les péchés commis dans l’ignorance ou sans aucune pensée consciente de Dieu ne peuvent être imputés au pécheur (382b).

Pascal loue Bauny comme “celui qui enlève les péchés du monde” et s’émerveille “  » Oh, mon Père, quel grand bien c’est pour les gens de ma connaissance . . . Je parie que vous n’avez jamais vu quelqu’un qui avait si peu de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu” (383b). Cette théorie fournit une stratégie admirable pour sauver les âmes-gardez-les dans l’ignorance invincible de Dieu et du bien, et elles ne seront jamais coupables de rien! C’est bien pire, suggère Pascal, pour “ces pécheurs à moitié, qui ont un peu d’amour pour la vertu; ils seront tous damnés!” (384 bis). Seuls les pécheurs vraiment engagés prouveront “avoir trompé le Diable en s’abandonnant à lui  » (384a).

Les plaintes de Pascal sur le traitement d’Arnauld par les Jésuites et leurs propres alternatives indigènes à son rigorisme sont toutes unies dans leur apparente indifférence au langage comme véhicule de la vérité. Le compromis jésuite-dominicain sur l’utilisation de la « grâce suffisante », insiste-t-il, équivaut simplement à un accord sur le bruit, et pas du tout sur le sens (377a); il est certainement plein de son, et pas un peu de fureur, mais il ne signifie rien. Mais cela semble bien convenir aux Jésuites de Pascal, pour qui “le monde fonctionne sur les mots: les choses ne font guère de différence” (375a).

Lorsque Pascal s’interroge sur l’intérêt de censurer Arnauld, puisque la condamnation est si facilement démontrée comme visant un homme de paille, son ami janséniste explique que les ennemis d’Arnauld avaient simplement besoin qu’on crie haut et bas que les jansénistes étaient condamnés. Après tout, combien prendraient réellement le temps de lire le texte de la condamnation, et encore moins de le comparer avec les propres paroles du condamné (381a)? Pour les Jésuites de Pascal, la langue sert principalement, non pas comme un véhicule de sens, mais comme un mécanisme d’inclusion et d’exclusion, un outil pour isoler les jansénistes à tout prix, ou pour apaiser la conscience des pécheurs les plus lugubres, quelles que soient les absurdités logiques ou sémantiques commises dans le processus.

L’indifférence au sens ne signifie pas, bien sûr, l’indifférence au langage en tant que tel. Comme aux gués du Jourdain, dire « Shibboleth » peut être une question de vie ou de mort parmi ces agents du pouvoir ecclésiastique. Lorsque Pascal suggère, frustré, que tout le monde cesse simplement d’utiliser le terme de “pouvoir immédiat”, son interlocuteur jésuite offre une réplique sombre: “Vous le direz, ou vous serez un hérétique, et M. Arnauld aussi” (375a). Ceux qui disent « pouvoir immédiat » ne le font pas pour affirmer une proposition particulière, mais pour signaler leur allégeance. Ils sont à peu près dans la même position que l’épicier vert soviétique de Václav Havel, affichant consciencieusement dans sa devanture la pancarte émise par le gouvernement déclarant “  » Travailleurs du monde, Unissez-vous! »: ce qui compte dans les deux cas, c’est le sous-texte, qui annonce éloquemment: “Je sais ce que je dois faire. Je me comporte de la manière attendue de moi. On peut compter sur moi et je suis irréprochable. Je suis obéissant et j’ai donc le droit d’être laissé en paix.”[7]

Il n’est pas surprenant, compte tenu de cette situation, que la prose de Pascal déborde d’ironie et de satire amère. L’identification par Pascal du Père Bauny comme l’Agneau de Dieu de Jean-Baptiste, “qui enlève les péchés du monde  » (383b) n’est pas un argument contre la position des Bauny, mais un rire dirigé dans son visage, visant à persuader les masses de ne pas accepter des absurdités évidentes, même lorsqu’elles sont prononcées par des personnes hautement placées et influentes, et aussi à faire en sorte que leurs défenseurs se sentent ridicules, et ainsi être honteux dans un débat plus significatif ou même un repentir.

Pascal propose sa réflexion la plus étendue et sa défense du genre satirique de la Provincial dans la onzième lettre, qui marque un changement stylistique majeur au sein de l’œuvre. Cette lettre est la première adressée non pas au « provincial », mais plutôt aux pères jésuites eux-mêmes, en réponse à leurs réponses à ses lettres antérieures. Dans cette lettre et la suivante, Pascal offre sa déclaration la plus claire à ce jour sur ce qu’il fait dans ces textes; ce ne sont plus des réflexions sur la théologie morale jésuite autant que sa réflexion sur sa réflexion sur la théologie morale jésuite.

La principale critique des Jésuites à l’égard des Lettres provinciales est que Pascal n’a pas pris leurs maximes assez au sérieux, mais “a transformé les choses saintes en moquerie” (419a). Pascal balaie l’attribution de la sainteté à la casuistique fantastique qu’il a examinée dans les dix lettres précédentes. En effet, il observe qu’il n’a même pas argumenté correctement contre les Jésuites; il a simplement affiché clairement et sans ambiguïté leurs revendications et stratégies caractéristiques, ce qui “montre les blessures que l’on pourrait leur infliger” (420b). Les Jésuites, de l’avis de Pascal, se satirisent eux-mêmes; tout ce qu’il a fait, c’est traduire leurs enseignements en langue vernaculaire, pour mieux toucher un large public! 

Il accorde une attention plus sérieuse à l’allégation selon laquelle c’est “une chose indigne d’un chrétien de se moquer des erreurs” (419b). Il insiste sur le fait que cette pratique est courante dans les Écritures et parmi les Pères de l’Église. Comme exemple de la moquerie de l’erreur de l’Écriture, Pascal cite la scène après la chute de l’homme dans Genèse 3, dans laquelle Dieu parle à l’humanité avec une « ironie piquante » (419b), se référant à l’observation de Dieu “  » Voici, Adam est devenu comme l’un de nous” (cf. Gen 3:22), que Chrysostome a appelé “une ironie horrible (une ironie sanglante)”, et Hugues de Saint-Victor lisait comme “une sorte de raillerie (espèce de raillerie) « (420a). On ne se moque pas de Dieu, mais il se moque de nous.

De plus, exhorte Pascal, les polémiques patristiques sont pleines de moquerie et de satire: Jérôme se moque de Jovinien; Augustin, les Manichéens; Irénée, les Valentiniens; et Tertullien, absolument tout le monde. Pascal cite Tertullien à ce sujet “” Il y a beaucoup de choses qui méritaient d’être moquées et jouées de cette manière, de peur de leur accorder trop de poids pour les combattre sérieusement  » (420b).

Enfin, Pascal insiste sur le fait qu ‘ “on peut rire de quelque chose sans blesser la charité (on en peut rire sans blesser la charité) « ; en effet, comme l’a soutenu Augustin lui-même, c’est parfois un acte de charité de rire des erreurs d’autrui, afin qu’il en vienne à les voir comme risibles et à les fuir (421a).[8] Et, comme le note encore Augustin, la vérité et le mensonge ne se rencontreront guère sur un pied d’égalité si le mensonge est libre d’être fougueux et drôle, et la vérité ne peut “écrire avec un style froid et endormir ses lecteurs” (421a).

Pascal reconnaît que la moquerie et la charité sont d’étranges compagnons de lit, cependant, et ainsi il conclut le onzième Provincial en soulignant quatre notes distinctives de moquerie disciplinées par l’amour. Premièrement, la charité ne dit que des vérités; le mensonge est hors limites en tant que stratégie rhétorique (421a-422a). Deuxièmement, la charité ne dit pas toute la vérité, mais seulement ce que la discrétion permet. En particulier, Pascal note qu’il a délibérément refusé de mettre en évidence les défauts ou les manquements personnels de ses adversaires; il se moquait des idées plutôt que des hommes (422a). Troisièmement, la charité ne se moque que de ce qui est mal, jamais de ce qui est bien; Pascal était pleinement conscient du fait que la moquerie et la satire sont des artefacts de la Chute, et ne peuvent jamais être justifiées que comme une nécessité lamentable face à un mal pressant. Et quatrièmement, Pascal insiste sur le fait que la charité désire toujours le salut (veut le bien) de ceux dont elle se moque. La moquerie de la Charité n’est jamais malveillante, même si elle peut sembler cruelle à ceux qui y sont soumis.

À ces quatre conditions expresses pour l’exercice de la moquerie charitable, nous pouvons ajouter une cinquième et une sixième qui sont sans doute implicites dans la pratique de Pascal: la moquerie ne doit être utilisée que dans des conditions de conflit avec ceux qui sont à la fois puissants et déraisonnables. La moquerie pascalienne, c’est-à-dire, n’est jamais une forme d’intimidation ou de “coup de poing”, mais un moyen de ridiculiser ceux qui abusent de leur autorité. Et la moquerie pascalienne n’est pas non plus un moyen de mettre fin prématurément à une conversation de bonne foi, mais une tentative de confronter un ennemi dangereux à sa propre folie irresponsable. En effet, si vous êtes confronté à quelqu’un qui veut votre mal, a un pouvoir coercitif sur vous et ne répond pas à la raison mais peut-être capable d’être honteux, la moquerie pascalienne pourrait aider à empêcher que le conflit ne dégénère en violence pure et simple.

Ces six critères proposés définissent une approche de la satire et de la moquerie publiques qui est délibérément façonnée par l’amour pour son ennemi; cela pourrait peut-être servir de moyen de clarifier ou même de réduire les différences entre les défenseurs et les détracteurs de la winsomeness résolue. Ce cadre a la vertu d’être (pour autant que je sache) neutre quant à son application: les libéraux de droite pourraient se voir justifiés par lui en faisant la satire de la “nouvelle droite” trumpienne, ou les progressistes en se moquant de la dernière cruauté libertarienne. Bien sûr, la question de savoir si une tentative donnée de moquerie pascalienne réussit est une question empirique, et étant donné que nos motivations sont mélangées dans le meilleur des cas, chacune de ces tentatives ne sera probablement qu’un succès partiel.

Cependant, tous ces efforts ont leurs limites, et Pascal était également très clair à leur sujet. Dans le douzième Provincial, il a proposé que la campagne des Jésuites contre lui était la « tentative de violence pour vaincre la vérité » (429b). En fin de compte, a-t-il insisté, la violence était condamnée dans cette lutte, car “la vérité dure éternellement et finit par triompher de ses ennemis, étant éternelle et toute-puissante comme Dieu lui-même” (429b). À court terme, cependant, il a soutenu que  » la violence et la vérité ne peuvent faire aucune impression l’une sur l’autre” (429b), dans le double sens que la violence peut tout au plus dissimuler la vérité mais ne jamais l’altérer, alors que la vérité peut exposer les prétentions de la violence, elle ne peut généralement pas la détrôner, au moins à court terme.

Pascal ne s’attendait pas à ce que ses assauts rhétoriques arrachent les épées des mains de ses ennemis—avec raison, comme cela s’est avéré. En 1661, l’année précédant sa mort, Pascal était dans un état d’agitation profonde, sinon d’angoisse, alors que la hiérarchie de l’Église resserrait l’étau autour des partisans de Jansen et Arnauld, produisant des dénonciations de plus en plus détaillées pour que leurs partisans les approuvent comme condition pour rester en pleine communion avec l’Église. Il n’est pas tout à fait clair si Pascal s’est finalement soumis à la dénonciation de Jansen, bien que—comme Paul Griffiths le détaille dans son récent livre sur Pascal—la balance des preuves semble indiquer qu’il l’a fait.[9]

Les pratiquants contemporains de la moquerie pascalienne devraient être lucides sur ses limites—elle est mûre pour être abusée par ceux qui n’ont pas cultivé un esprit de charité, et ne fonctionne que si ses cibles sont encore capables de honte, ou si elle trouve d’autres auditeurs encore prêts à rire de la folie de leurs dirigeants. Cela n’arrêtera pas les chars d’un régime ou la bombe d’un terroriste. Néanmoins, gouvernés comme nous le sommes par des hommes et des femmes dont la principale distinction semble de plus en plus être un détachement résolu de la réalité, quoi de plus salutaire, quelle plus grande décharge de devoir patriotique et de discipline spirituelle, que notre volonté de nous lever et de souligner en riant que l’empereur n’a pas de vêtements?


[1] Citations de la Lettres Provinciales voici ma traduction de Blaise Pascal, Oeuvres Complètes (Ed. Louis Lafuma; Paris: Éditions du Seuil, 1963). Les citations en ligne sont des numéros de page de cette édition. Une traduction en anglais de la Provincial peut être trouvé ici.

[2] Même lorsque je n’utilise pas les expressions complètes ci-dessous, mes références aux « Jésuites » et aux « Dominicains » sont toujours l’abréviation de “les Jésuites ou Dominicains tels qu’ils sont apparus à Pascal à Paris”; sa représentation des deux est en grande partie exacte, pour autant que je sache, en particulier dans ses copieuses citations d’œuvres jésuites, mais si cela vous semble contraire, vous pourriez quand même penser aux deux. Provincial comme une expérience de pensée engageante, une sorte de Kantien als ob. Et bien sûr, les vues de Pascal sur le XVIIe siècle n’ont aucune incidence directe sur la culture ou l’appartenance à l’un ou l’autre Ordre aujourd’hui.

[3] Voir son Divisés Nous Tombons (Saint-Martin, 2020).

[4] Aime Tes Ennemis (Broadside, 2018), 17-18.

[8] Pascal cite ici des citations d’Augustin Contre Parmenianum 3.4.

[9] Paul Griffiths, Pourquoi lire Pascal? (CUA Press, 2021), 178-94.