
Aau bord du Castel Sant’Angelo, près d’une entrée du parc public qui comprenait autrefois les fortifications du château et près du début de la Via della Conciliazione qui débouche sur la place Saint-Pierre, se dresse une statue de Catherine de Sienne (1347-1380). Créée entre 1961 et 1962 par l’artiste sicilien Francesco Messina, l’œuvre représente Catherine elle-même et illustre des moments importants de sa vie, chacun lié à une organisation spécifique qui avait soutenu le projet, dans un complexe modeste mais monumental.[1] Messine montre Catherine comme une femme d’action en train de bouger. Inclinée un peu avec son regard tourné vers sa droite, elle semble triste ou triste. Il est laissé au spectateur d’imaginer une raison.
Peut – être est-elle consternée d’avoir été éloignée de sa prière contemplative. Ou peut-être est-elle découragée par l’hypocrisie et le péché qui continuent d’assaillir son Église bien-aimée. Certains prétendent que vue de profil avec Saint-Pierre en arrière-plan, elle semble embrasser le célèbre dôme de la basilique, signe non seulement de son amour pour l’Église mais aussi de son soutien à la papauté, impliquée comme elle l’a été dans son retour d’Avignon. Cependant, on choisit d’interpréter son regard, on ne peut nier qu’elle est en chemin, à ses occupations contrainte par son amour de Dieu et son amour du prochain.
Cette image contraste à bien des égards avec la statue de Catherine qui a été installée dans un portique extérieur du côté de l’abside de la basilique Saint-Pierre en l’an 2000. Cette statue a été façonnée par l’archidiocèse de Sienne pour célébrer son statut de co-patronne de l’Europe, qui avait été officiellement déclaré par Jean-Paul II l’année précédente. Ici, elle se tient sereine et jeune. Ses yeux sont levés comme ses bras dans un acte de prière et d’adoration. C’est Catherine la mystique, amoureuse de son époux, pleine d’espoir.
Catherine occupe une place importante dans l’histoire de l’église médiévale. Son travail pour ramener la papauté à Rome n’était qu’une partie de ses nombreuses activités. Classiquement décrite comme non instruite mais nullement inculte (même si ce n’est que modestement), elle a produit, avec l’aide de collaborateurs et d’amanuenses, un corpus littéraire important non seulement pour les archives chrétiennes de la spiritualité mais aussi pour l’histoire de la littérature italienne. En effet, ses lettres, écrites dans son dialecte toscan, sont les deuxièmes en quantité après Pétrarque.[2]
C’est un trope littéraire assez courant pour qu’une personne prétende qu’elle ne souhaitait pas se lancer dans une carrière littéraire, politique ou autre, mais il ne semble pas y avoir de raison de douter que Catherine n’a pas du tout commencé avec l’intention de devenir un auteur et un activiste célèbre. Pendant des années, malgré l’opposition de sa famille, elle a souhaité être une ascète contemplative solitaire.
Ce n’est qu’après ses rencontres mystiques avec le Christ qu’elle s’est sentie obligée de s’engager sur le chemin pour lequel elle est si connue, mettant en œuvre une idée qui remonte à l’œuvre de Grégoire le Grand mais qui a trouvé une expression concise de la part de Thomas d’Aquin: transmettre aux autres les choses qu’elle avait contemplées. Elle a été attirée par la spiritualité et l’enseignement des Dominicains, ce qui se reflète dans son travail, et est devenue membre de leur Troisième Ordre tout en restant essentiellement une femme laïque indépendante. L’exemple de sa vie pieuse a rapidement attiré l’attention des gens, et elle était recherchée pour des conseils et des conseils en tant que femme sainte.
Dans sa vie de Catherine (Legenda maior), écrit de nombreuses manières pour assurer la reconnaissance de son orthodoxie et jeter les bases de sa reconnaissance en tant que sainte, Raymond de Capoue raconte un moment important où le Christ lui a révélé qu’il voulait qu’elle agisse pour la réforme de l’Église.[3] Il lui dit qu’elle doit être un conduit efficace et fructueux pour la diffusion de la grâce et l’établissement de la justice. Il dit qu’il veut qu’elle soit zélée pour le salut des âmes et qu’elle fasse ouvertement (c’est-à-dire prêcher) ce qu’elle voulait autrefois faire secrètement lorsqu’elle avait imaginé se déguiser en homme pour rejoindre l’Ordre des Frères Prédicateurs.
La réponse immédiate de Catherine à cette révélation, comme le souligne explicitement Raymond, fait écho à celle de la Bienheureuse Vierge Marie à l’ange Gabriel: décret. Mais contrairement à la Sainte Mère, Catherine a des doutes sur cette tournure des événements, qu’elle exprime par la suite. « Que ta volonté, dit-elle “et non la mienne soit faite en toutes choses, mais je suis l’obscurité (tenebra) et tu es lumière, je ne le suis pas (ego non somme) et tu es celui qui est (tu es ille qui sum), Je suis le plus stupide (insipientissima) et tu es la sagesse de Dieu le Père (la sapientia Dei patris).”[4] L’invocation par Catherine du Tétragramme d’Exode 3:14 mérite quelques commentaires.
Si l’on soutient, comme l’a fait Thomas d’Aquin, que l’être est fondé sur Dieu et les créatures de manière analogue, alors la réponse de Catherine est un défi, car sa signification est assez claire qu’en comparaison de Dieu, elle n’a pas d’être (et certes, cet échange ne se veut pas une déclaration d’une position philosophique). Au contraire, si l’on prend la conception de Catherine du statut de son “être” par rapport à Dieu dans le sens des “noms divins” selon la pensée du pseudo-Denys l’Aréopagite, alors à la lumière de la plénitude de “l’être” qui appartient proprement à Dieu, l ‘ “être” qui caractérise l’humanité n’est rien. Certes, si l’on s’éloigne de ces points fins de philosophie ou de théologie étroitement interprétés, la déclaration de Catherine est une expression de son humilité et de sa reconnaissance du fait qu’en comparaison du Verbe incarné de Dieu, elle n’est rien.
D’un plus grand intérêt est la raison suivante qu’elle donne pour son indignité de la charge que le Christ lui impose, ainsi que la raison pour laquelle elle est la candidate parfaite pour le faire. Catherine déclare qu’une telle activité de sa part ne serait pas efficace. Elle reconnaît qu’en tant que femme, membre, comme elle le dit, du sexe faible et méprisable, il ne lui sera que trop facile d’être rejetée et jugée hors de propos par les membres de la société contemporaine. Le Christ la rassure fortement (même au point de la réprimander) qu’une telle pensée est franchement fausse, qu’en tant que Créateur de tout, il peut faire ce qu’il veut. Dans un écho de Galates 3:28, Christ déclare qu’avant lui (apud moi) il n’y a pas de distinction entre homme et femme. Et par conséquent, elle ne devrait avoir aucun scrupule à se lancer dans cette nouvelle accusation uniquement en raison de doutes résultant de son sexe.
Le Christ continue en réponse à son point et dans l’assurance qu’elle doit le faire, en expliquant que c’est précisément parce qu’elle est une femme qu’il lui a demandé d’accepter cette tâche. Il pense qu’il faut humilier l’orgueilleux et l’arrogant. Quelle meilleure façon de le faire que par quelqu’un qui est facilement rejeté ou en marge de la société, comme on pourrait le dire aujourd’hui? Comme le disent les Écritures, en particulier dans le Nouveau Testament, Dieu a souvent utilisé ceux qui n’avaient pas appris la sagesse humaine, les insensés et les faibles, pour prêcher la vertu et la sagesse divine. Il reconnaît que ceux qui sont orgueilleux et arrogants doivent être sensibilisés à leurs fautes et, en ce sens, honteux. Catherine sera donc « une honte » (medicinalis confusio) pour guérir les maux qui affligent la communauté chrétienne. Elle sera le moyen par lequel ceux-ci se rendront compte que les choses devraient être autrement, plus particulièrement dans leur personne même.
Ces passages de Raymond Vie Catherine étaient particulièrement importantes parmi les moines chartreux qui tentaient de réformer l’Église dans la seconde moitié du XVe siècle. Les chartreux ont joué un rôle important dans la diffusion de la vie et des écrits de Catherine dans le nord de l’Europe. En effet, ce sont des Chartreux allemands qui ont répandu la connaissance d’elle et fait circuler celle de Raymond Vie.[5] Afin de montrer de deux manières que la discussion entre le Christ et Catherine relatée ci-dessus peut être interprétée pour promouvoir la réforme de l’Église, je vais maintenant me concentrer sur les écrits de deux Chartreux du milieu du XVe siècle. Les deux citent exactement le même passage de la vie de Raymond qui décrit Catherine comme une « honte médicinale » et tous deux étaient actifs dans les mouvements de réforme.
Le premier est Vincent d’Aggsbach (mort en 1464), moine de la Chartreuse d’Aggsbach (Autriche). Un personnage acerbe qui a été discipliné au début de sa carrière monastique à cause de sa langue acerbe.[6] Il est bien connu des érudits en raison de son instigation d’une controverse entourant Nicolas de Cuse et la nature de la contemplation mystique. Dans une lettre de la fin des années 1450, Vincent déploie les passages de Raymond Vie de Catherine dans un contexte politique, ou du moins ecclésiologique. Le problème auquel l’Église est confrontée, selon lui, est celui du leadership, marqué par l’hypocrisie, l’orgueil, l’arrogance et le cléricalisme. Il s’accroche à l’idée, non discutée ci-dessus, que si les dirigeants de l’Église ne tiennent pas compte du message salutaire, mais douloureux et difficile à être sûr, de prophètes et de visionnaires tels que Catherine de Sienne, ils seront vraiment honteux.
On peut facilement penser à la Réforme imminente qui divisera la chrétienté et provoquera des guerres sanglantes, mais compte tenu du contexte temporel, écrivant quelques années après la chute de Constantinople en 1453, Vincent, comme beaucoup d’autres, prévoyait la menace existentielle venant de l’Orient et interprétait cet événement historique que, si rien ne devait changer, la conquête inévitable de l’Occident serait l’exécution du juste jugement de Dieu. La stratégie rhétorique de Vincent était donc de souligner que les menaces et les conditions extérieures nécessitaient une prise de conscience parmi la hiérarchie ecclésiastique pour changer de cap et commencer à travailler pour rendre les choses autrement qu’elles ne l’étaient actuellement.
L’autre exemple provient du contemporain de Vincent à la Chartreuse d’Erfurt, Jacob de Paradies (mort en 1465). Jacob était certainement beaucoup plus connu au XVe siècle que son confrère Vincent. Né dans ce qui est aujourd’hui la Pologne, il était d’abord entré dans un monastère cistercien (c’est de cette maison, Paradyż, que les érudits tirent le nom par lequel ils se réfèrent à lui). Il a été envoyé étudier à l’Université de Cracovie et est devenu professeur de théologie et prédicateur réputé. Après ses expériences au Concile de Bâle, il décida d’entrer à la Chartreuse d’Erfurt. Avec son prolifique jeune confrère Johannes Hagen, également moine à Erfurt, il a fait de la Chartreuse un important centre intellectuel d’activité réformatrice, conseillant aux autres fondations monastiques sur la façon de s’améliorer, ainsi qu’aux communautés associées au mouvement de dévotion moderne.
Parmi ses nombreux écrits, Jacob a composé un traité de théologie mystique, s’inspirant non seulement du Pseudo-Denys mais aussi de Hugues de Balma et de Jean Gerson.[7] En effet, le texte est à bien des égards un patchwork de citations et de paraphrases de ces deux derniers auteurs. Comme il est de tradition, le traité est divisé en deux parties: théorique et pratique. Cependant, entre ces sections, Jacob a donné l’exemple de plusieurs saintes femmes particulièrement aptes à cette plus haute des activités théologiques, véritables autorités de la théologie mystique, dont il comptait Catherine de Sienne. Il cite abondamment de Raymond Vie de Catherine (précisément les mêmes passages discutés ci-dessus), ainsi que des descriptions de femmes saintes dans les Pays-Bas qu’il a découvertes dans la copie de Vincent de Beauvais des textes de Jacques de Vitry, qui figuraient dans Vincent Spéculum historiale.
Contrairement à Vincent, Jacob ne pense pas à une réforme politique dans ce contexte, mais il insiste sur la fonction de Catherine en tant que « médecine honteuse », un rôle qu’il élargit pour inclure toutes les saintes femmes qu’il met en avant. De plus, comme Vincent, il répète que l’Église institutionnelle a besoin de réforme, et si elle ne tient pas compte de l’enseignement et de l’exemple de la sainte femme que Dieu a suscitée, elle sera littéralement honteuse. Mais le stress est différent ici.
Dans le contexte de la rédaction d’un traité de théologie mystique, le public ne s’intéresse pas à la hiérarchie ecclésiastique, aux riches et aux puissants. C’est, en revanche, le moine ou un autre religieux pratiquant qui essaie de grandir dans sa dévotion et son amour de Dieu qui sont l’objet de l’écriture de Jacob. C’est révélateur, d’une part, parce que cela va au point que l’Église au XVe siècle était perçue comme ayant besoin d’une réforme non seulement aux niveaux supérieurs de son administration, mais aussi parmi les communautés religieuses, c’est-à-dire parmi les moines eux-mêmes.
D’autre part, cela montre que pour Jacob, la voie la plus efficace vers une véritable réforme n’était pas de réviser les fondements théologiques ou ecclésiologiques de l’Église. Il n’y avait pas besoin de plus de conseils et de plus de débats (rappelez-vous, il avait déjà vu ce qui se passerait à Bâle). Au contraire, le chemin vers une véritable réforme était à l’intérieur de chaque individu. C’était l’engagement d’adhérer à la vocation religieuse ou à l’état de vie auquel on était appelé et auquel on avait fait vœu. Le religieux juré devrait être le meilleur exemple pour la voie de la prière contemplative et mystique. Parce que ce n’était pas le cas, d’autres étaient apparues plus saintes et plus habiles qu’elles, à savoir des femmes, qui n’appartenaient pas toutes à des communautés religieuses telles que traditionnellement conçues.
Comme mentionné précédemment, la statue de Catherine de Sienne à côté du château Saint-Ange et à la périphérie de la Cité du Vatican semble triste, mais peut-être que son visage serait mieux décrit comme regrettable. Il aurait certainement été approprié de la capturer dans un moment de regret pour les péchés de l’Église ou pour le schisme qui a éclaté à la fin de sa vie, mais toujours de la capturer en mouvement et de continuer à travailler pour rendre les choses différentes et meilleures qu’elles ne le sont. Dans son livre récent sur le regret, Paul Griffiths fait la distinction entre les choses que nous souhaitons être autrement du passé historique et les choses qui appartiennent plus proprement au passé personnel d’un individu.[8]
Accepter ces regrets et comment les surmonter est difficile et compliqué. La même chose pourrait être dite avec le processus de réforme, qui, bien sûr, peut provoquer un certain regret que les choses ne soient pas comme on le pense. Mais peut-être que Jacob de Paradies avait raison dans son interprétation inspirée de Catherine de Sienne, selon laquelle la meilleure voie à suivre commence de l’intérieur?
[1] G. Parsons “ « Une sculpture négligée: Le Monument à Catherine de Sienne au Château Saint-Ange », dans Papiers de l’École britannique à Rome 76 (2008), 257-276.
[2] S. Noffke “ « Catherine de Sienne », dans Les Saintes Femmes médiévales dans la tradition chrétienne, vers 1100-vers 1500, Ed. A. Minnis et R. Voaden (Essais de Brepols dans la culture européenne 1), Turnhout 2010, 601-622.
[3] Raimondo da Capoue, Legenda maior, sive Legenda admirabilis virginis Catherine de Senis, Ed. S. Nocentini (Edizione nazionale dei testi mediolatini d’Italia 31), Florence 2013. Les passages résumés ici se trouvent aux pp. 204-205 de cette édition.
[4] Raimondo da Capoue, Legenda maior II. 12, éd. Nocentini, p. 204.
[5] T. Brakmann “ « La transmission de la vie de Catherine de Sienne en Haute-Allemagne », dans Catherine de Sienne: La création d’un Culte, Ed. J. F. Hamburger et G. Signori (Femmes médiévales: Textes et contextes 13), Turnhout 2013, 83-108.
[6] Pour ce paragraphe sur Vincent d’Aggsbach, je m’appuie sur D. D. Martin, “Chartreuses en tant que défenseurs des femmes Réformatrices visionnaires », dans Études sur le monachisme chartreux à la fin du Moyen Âge, Ed. J. M. Luxford (Études de l’Église médiévale 14), Turnhout 2008, 127-153, esp. 142-150.
[7] J’ai étudié Jacob de Paradies dans deux articles: « Comment utiliser une bibliothèque bien garnie: Les Chartreux d’Erfurt sur le Industrie de Théologie mystique », dans Die Bibliothek – La Bibliothèque – La Bibliothèque, Ed. A. Speer et L. Rueke (Miscellanea Mediaevalia 41), Berlin-Boston 2020, 656-675, et “Confusions Médicinales: Le rôle et l’autorité des Mystiques féminines dans Jacobus de Paradiso De theologia mystica,” dans Die Kartause als Texte-Raum, Ed. B. Nemes, à paraître.
[8] P. Griffiths, Regretter, Notre Dame 2021.