
Fle philosophe et poète rench Jean Wahl a vécu de 1888 à 1974. Il a été professeur de philosophie à la Sorbonne de 1936 à 1947, mais avec une interruption de six ans (1940-1945) pendant la Seconde Guerre mondiale. Au cours de cette période, il a subi d’intenses persécutions—perte de son emploi, arrestation, emprisonnement dans une prison parisienne et camp d’internement de Drancy—en raison de son ascendance juive. En ce qui concerne ses oppresseurs nazis, il était destiné à être éradiqué de la terre.
Peut-être miraculeusement, ce n’était pas son lot. Les raisons de sa souffrance sont bien connues. Ce qui n’est pas bien connu-même en France-c’est l’histoire de Wahl, sa vie en prison et au camp, son évasion et sa fuite, d’abord dans la zone franche du sud de la France, puis au Maroc, et enfin en Amérique, que j’ai commencé à raconter (sous forme de fiction historique) par ma nouvelle, En dehors des Portes. Pour le plaisir de raconter cette histoire (avec ses deux autres versements prévus), j’ai passé de nombreuses heures au Institut mémoires de l’édition contemporaine en Normandie où les archives de Wahl sont actuellement conservées.
Quelques-uns des écrits de Wahl existent en anglais, notamment le sien Existence Humaine et Transcendance, que j’ai traduit en 2016 pour University of Notre Dame Press. Ce livre a été publié à l’origine en 1944, pendant l’exil de Wahl en Amérique. Si vous ouvriez les premières pages de ce livre, vous verriez les mots suivants se présenter comme une sorte de déclaration grave et mordante concernant la situation européenne de l’époque:
Les circonstances ont empêché l’auteur de revoir les épreuves du présent ouvrage. L’éditeur s’excuse donc des erreurs qui pourraient ne pas avoir été corrigées et des initiatives qu’il a dû prendre sans l’accord de l’auteur.
Les circonstances ont empêché l’auteur de revoir les preuves de la présente œuvre. L’éditeur s’excuse ainsi des erreurs qui n’auraient pas été corrigées et des initiatives qui auraient dû être entreprises sans l’accord de l’auteur.
Les circonstances: le circonstance. Ce qui suit sont quelques extraits de ce petit livre remarquable, soumis à la veille de ses procès, sans vernis, à l’éditeur.
Le livre est important pour plusieurs raisons, peut-être surtout parce qu’il contient, presque inchangé, la transcription de la présentation de Wahl à la Société française de philosophie de 1937, qui constitue son troisième chapitre. Son ami, le grand Emmanuel Levinas l’appelait simplement “la célèbre conférence de Wahl.” Le débat qui a suivi et les lettres soumises en réponse par les sommités intellectuelles de cette époque sont toutes contenues entre ses couvertures.
Existence Humaine et Transcendance est une œuvre sortie du cœur de l’ère de « l’existentialisme. »La question centrale de cette époque, telle que Wahl l’a comprise, a été atteinte de manière unique, comme le suggère le titre, en exposant le lien de notre humain genre d’existence (historique, mortelle, et donc incomplète, même naissant) avec l’excès qui ne cesse de la perturber (« transcendance »). Dans la mesure où ce lien nous définit vraiment, c’est aussi la question centrale d’aujourd’hui, comme de toute époque.
W. C. H.
Sur l’existence (pages 23-4)
L’existence ne se laisse pas définir, puisqu’il y a l’existence du “Je”, du “vous”, de “lui”, de “cela ».” Cette conjugaison même du verbe exister, ses répercussions dans la pensée, prouve qu’il n’existe aucun moyen par lequel nous pouvons caractériser l’existence d’une manière unique. Les diverses existences que nous avons énumérées ne sont en rien identiques. Même si nous nous limitons à l’existence [nue] du” Je“, nous répétons toujours la conjugaison:” J’ai existé “et” j’existerai “ne sont pas identiques à » j’existe.” On pourrait même dire que l’existence naît plutôt du “j’existerai « ou du “j’existais », que du “j’existe” en ce sens que tout ce que je comprends de moi-même est soit du passé, soit du futur, et surtout du futur si l’on en croit Kierkegaard et Heidegger: selon eux, c’est à partir du futur que je ne cesse de construire m’. L’existence tendra alors à être définie par le regret ou l’espoir. Cela m’oblige à considérer que je ne suis capable de parler de l’existence que de l’extérieur, de derrière ou avant, sans jamais parvenir à y rester intérieur. Je suis obligé de rester à une certaine distance de mon existence. C’est la condition humaine. Il a été dit que l’existence humaine est essentiellement une remise en question de l’existence. En réalité, le questionné se tait ou se déguise lorsqu’il se questionne. Je ne pense donc pas que l’existence humaine puisse consister à se remettre en question. Au contraire, le questionnement risque de faire disparaître son existence. L’existence fuit devant elle-même.
On revient ainsi à une idée analogue à celle de Jaspers l’idée de l’échec de chaque interrogation de l’existence, et même l’idée de l’échec en général.
Cependant, je ne pense pas que l’existence soit uniquement dans le passé ou le futur. C’est en acte—ou en actes—que l’être existant est détruit et construit, car l’existence, de lui-même, est une destruction et une construction incessantes. Et c’est dans les actes par lesquels cet existant non seulement témoigne de lui-même dans le passé ou le futur, mais se constitue dans le présent même comme étant celui qui a tel ou tel avenir ou tel ou tel passé. C’est ce que signifie l’idée kierkegaardienne de répétition. Le Moi, l’individu comme moi, est celui qui met son sceau sur quelque chose du passé et dit: “Je fais quelque chose qui me constitue véritablement.” La même idée revient comme élément dans la conception nietzschéenne de l’éternel retour, l’idée qu’à chaque instant l’être existant intervient dans son existence par son “oui” ou son “non”—que l’on peut ou veut s’affirmer.
Le problème de l’existence ne se résout pas théoriquement, mais pratiquement, par le sentiment que l’on a d’être capable, dans une certaine mesure, de concilier son passé, son futur et son présent.
En fait, chaque réponse à la question de l’existence est insatisfaisante; la question est trop générale. Le seul mot, existence, est trop vague pour le sentiment d’existence que nous avons dû décrire. Quand quelqu’un dit “j’existe”, une frontière existe entre “Je” et “exister” tout comme une autre frontière insurmontable persiste entre le “Je” ressenti et le “Je” exprimé.De plus, lorsque nous essayons de le regarder, le sentiment d’existence fuit notre regard.
Il ne vit puissamment que lorsqu’il est caché.
Sur l’idée de transcendance (pages 25-6, 26-7, 28-f)
Sans aucun doute, l’une des raisons pour lesquelles l’idée de transcendance est si attrayante est que lorsque nous penser nous pensons que nous pensons à la fois à un mouvement et à sa fin .terme], ce qui annule ce mouvement. Nous ne pensons pas seulement le mouvement, mais sa fin; nous ne pensons pas seulement la fin, mais le mouvement. À l’idée d’effort, nous joignons l’idée de fin par laquelle cet effort, en étant accompli, est annihilé. Nous pensons quelque chose d’impensable. En nous—mêmes, nous éveillons-suivant la terminologie de Jaspers – une pensée qui n’est pas, à proprement parler, pensable.
Comme Kierkegaard le pressentait, c’est au contact de quelque chose qui le nie qu’un être humain devient le plus intensément conscient de son existence. Il avait aussi le sentiment que cette relation dure dans laquelle nous nous trouvons, cet asservissement à un principe supérieur, est un moyen d’échapper à une sorte de libéralisme impuissant qu’il ressentait comme une prison.
En même temps, lorsque nous parlons de transcendance, nous avons le sentiment d’un secret auquel nous participons.
La transcendance est à la fois un non et un oui. C’est un oui qui est posé à toutes nos affirmations; c’est un non qui est l’affirmation de quelque chose au-delà de toutes nos affirmations.
Si la transcendance en tant que mouvement s’explique par la transcendance en tant que fin, alors, à proprement parler, il n’y a plus de transcendance.
La même chose s’applique lorsque la transcendance en tant que fin est expliquée par la transcendance en tant que mouvement.
Il y a donc une tension entre le mouvement et sa fin. Ni la fin ni le mouvement ne doivent être considérés comme donnés, soit l’un par l’autre, soit l’un sans l’autre.
Une hiérarchie ou même des hiérarchies de transcendance peuvent se concevoir. Si nous pouvons le dire de cette façon, il y a une hiérarchie dirigée vers le bas, dont, disons, Lawrence avait été conscient quand il a présenté le Dieu inconnu sous nous, dans les profondeurs de l’être. Il n’y a pas seulement une transcendance, mais aussi une transdescendance.
Il y a un mouvement de transcendance dirigé vers l’immanence. Ici, la transcendance se transcende.
C’est peut-être la plus grande transcendance: transcender la transcendance, retomber dans l’immanence.
Il y aurait donc une seconde immanence après que la transcendance se soit détruite.
Nous pourrions concevoir l’idée de transcendance comme nécessaire pour détruire la croyance en une pensée qui ne se connaît qu’elle-même et pour ensuite nous faire sentir notre immersion dans une immanence autre que la pensée.
Mais si cette idée destructrice doit être détruite à son tour, elle n’est jamais complètement détruite, elle n’est jamais complètement transcendée, et elle reste à l’arrière-plan de l’esprit, comme l’idée d’un paradis perdu dont la présence espérée, déplorée et perdue fonde la valeur de notre attachement à l’ici-bas.
Sur l’Absolu (page 44)
Nous avons dit que l’absolu reste au-delà.
Mais si l’absolu échappe au langage et à la pensée, il l’est moins parce que son idée est l’idée de quelque chose qui est au-delà, que parce qu’il est celle d’un en-dessous.
Dans le transcendant, il y a simultanément le transascendant et le transdescendant. Mais il y a aussi l’idée que ces distinctions sont futiles.
Poésie et métaphysique (page 78)
La métaphysique parle et dit:
Poésie, sœur aînée,
Laisse ta chanson s’envoler,
Je vous entends, et c’est moi qui parle.
Nous ne savons ni ce qu’est la métaphysique, ni ce qu’est la poésie, mais le cœur de la poésie sera toujours métaphysique, et il y a une forte possibilité que le cœur de la métaphysique soit également toujours poétique.