Pourquoi Nous Sommes Agités

I j’ai récemment terminé ma dixième année d’enseignement dans un petit collège d’arts libéraux chrétiens du Midwest. Ce fut une période riche et enrichissante: des étudiants enthousiastes, des collègues sympathiques, des publications valables, un travail significatif dans et hors de la classe et une reconnaissance pour les bonnes choses que j’ai faites. J’ai été titularisé, promu professeur associé puis professeur titulaire, et on m’a donné un salaire raisonnable pour que je puisse subvenir aux besoins de ma femme et de mes six enfants. De plus, je vis dans une charmante ville familiale, je fréquente une paroisse solide et j’ai la chance d’avoir de bons amis. Professionnellement et personnellement, j’ai atteint la plupart des bonnes choses que l’on pourrait espérer de manière réaliste dans cette vie. On pourrait penser que le contentement régnerait en maître. Pourtant, je me trouve plus agité que jamais.

C’est donc avec un intérêt existentiel que j’ai choisi Benjamin et Jenna Silberstein Pourquoi Nous sommes agités: Sur la Quête Moderne du Contentement où ils tentent de mettre à nu les origines de notre mécontentement moderne en relatant la pensée de quatre grands penseurs français: Montaigne, Pascal, Rousseau et Tocqueville. Au départ, j’étais sceptique quant à leur approche qui m’a semblé quelque peu paroissiale. Mais bientôt ce scepticisme s’est dissipé lorsque j’ai réalisé que ces penseurs français avaient notre numéro ou, peut-être plus précisément, ils nous ont donné notre numéro. Du XVIe au XIXe siècle, ces quatre penseurs ont eu une conversation continue sur le sens du bonheur et où nous pouvons le trouver. Les limites de leur discussion ont défini les termes de la façon dont nous pensons au bonheur aujourd’hui. Et, selon les étages, ces penseurs nous ont légué une forme d’agitation particulièrement moderne.

Montaigne met notre histoire en mouvement. Aristocrate qui a vécu les guerres de religion sanglantes et souvent cruelles en France, Montaigne a tenté de repenser radicalement ce que signifie être humain. Repoussant à la fois les formes héritées de sa naissance aristocratique et le fanatisme dont il a été témoin parmi ses compatriotes catholiques et protestants, Montaigne a tenté de se tailler un espace privé de plaisir à vivre simplement. Les humains ne sont pas ordonnés vers un idéal transcendant pour lequel il vaut la peine de mourir—ou pire, de tuer pour—mais sont ordonnés vers l’ici et maintenant et les bonnes choses de cette vie. Les formes et formalités héritées d’une société stratifiée n’avaient pas besoin de déterminer nos rôles et nos manières d’être; au contraire, nous pouvons créer une identité basée sur les choses que nous aimons. La vie que nous avons mise en place n’est cependant pas complètement privée, mais est exposée pour que les autres l’admirent. Une partie de la jouissance de cette vie est l’approbation des autres.

Montaigne peint la vie idéale comme la vie équilibrée, où nous ne nous efforçons pas de devenir quelque chose de plus que nous ne sommes (un héros, un saint, un sage) mais un être humain qui fait une variété de choses humaines d’une manière humaine. La vie idéale est une vie de contentement immanent, créée à partir de la poursuite des bonnes choses de cette vie: lire, écrire, marcher dans le jardin, voyager, écouter un bon sermon, se marier et avoir des enfants, rendre visite à votre maîtresse, converser avec des amis, etc. Ce n’est pas une vie d’hédonisme ou d’indulgence grossière. Pour Montaigne, la bonne vie équilibre les plaisirs de l’esprit et du corps, la solitude et la vie sociale. C’est humain et humain, où tout se déguste avec modération: pas trop, mais pas trop peu non plus. Montaigne élève la vertu de la” nonchalance », dans laquelle aucun plaisir ne devait être poursuivi exclusivement ou trop sérieusement, mais tous devaient être tenus à la légère et en équilibre.

La réorientation de la vie de Montaigne du transcendant à l’immanent, du public et du religieux au privé, s’est installée dans la France du XVIIe siècle, où le gentleman aux intérêts et opinions gentlemen modérés était considéré comme l’idéal. Au service des riches et des puissants de France, les Jésuites ont œuvré pour baptiser ce mode de vie. Le jeune génie Pascal, cependant, n’avait rien de tout cela. Selon Pascal, les Jésuites ont suggéré que la vie de diversion et de médiocrité morale était compatible avec l’Évangile. Dans son Lettres Provinciales, Pascal emmène ces Jésuites compromis au bûcher. L’Évangile de Montaigne n’a rien de commun avec l’Évangile du Christ. Le laxisme moral et les poursuites de gentleman ne peuvent pas ouvrir la voie au ciel. Au contraire, nous devons prendre notre croix et suivre les exigences radicales de Jésus. 

Pascal soutient que sous la nonchalance et la vie apparemment équilibrée du contentement immanent se cache quelque chose de plus sombre. Tout en étant charmante à l’extérieur, l’immanence montaignienne masque un mécontentement plus profond, voire, dit Pascal, une inimitié envers nous-mêmes et les autres. Plus nous cherchons à être heureux dans cette vie, plus nous devenons malheureux. Rythme Montaigne, la vie de contentement immanent n’est pas une vie vraiment humaine. Nous sommes faits pour plus. Nous sommes des créatures auto-transcendantes qui ne peuvent trouver aucun bonheur durable dans cette vie. Nous devons ordonner nos vies vers la prochaine vie. Quiconque dit le contraire vous vend une facture de marchandises.

Au siècle suivant, Rousseau tente de trouver un juste milieu entre Montaigne et Pascal. Rousseau pense que Pascal a raison: sous le vernis charmant de la société noble bouillonne non seulement l’agitation, mais souvent un chaudron bouillant de luxure, de méchanceté et de haine. La société est corrompue jusqu’à la moelle et corrompt tous ceux qui entrent en contact avec elle. Pourtant, Rousseau est également d’accord avec Montaigne: le bonheur est un contentement immanent et doit être recherché dans cette vie. 

Rousseau tente de multiples manières d’envisager et de vivre cette vie de contentement immanent: la vie publique du citoyen dont la vie est intégrée par sa dévotion au bien commun; la vie privée familiale tenue scrupuleusement à l’écart de la société corrompue; la vie bucolique de l’ermite séculier qui communie avec la nature. Les propres expériences de Rousseau ici sont parlantes. Il abandonne la vie publique avant de se lancer. Il tombe follement amoureux d’une femme (perturbant sa tranquillité d’esprit), qu’il épouse finalement, lui donnant cinq enfants, qu’ils placent tous dans un orphelinat. Enfin, Rousseau s’exile dans la résidence privée d’un ami où il passe ses journées à marcher sans but, à rêvasser et à cataloguer ses regrets. Malgré ses traités éloquents, la propre vie de Rousseau indique que les théories du contentement immanent échouent finalement dans la pratique.

Tocqueville a visité l’Amérique dans les années 1830 en tant qu’étranger sympathique qui pouvait voir plus clairement les hypothèses, invisibles pour nous, qui régissaient notre mode de vie américain. Selon Tocqueville, les Américains ont fait de la vision de Montaigne un mode de vie national. Nous considérons qu’il va de soi que chaque personne a un droit inaliénable de rechercher le bonheur, généralement compris comme maximisant les bonnes choses de la vie pour le plus grand nombre. C’est dans notre ADN. Malgré les profondes injustices envers les Africains et les Amérindiens, l’Amérique a généralement concrétisé cette vision: plus de personnes que jamais dans l’histoire de l’humanité ont vécu une vie de prospérité, de santé, de mobilité sociale, de travail significatif, de bien-être matériel, de voyages, de loisirs et d’accès aux bonnes choses de cette vie.   

Pourtant, cette aspiration nationale montaignienne a un prix. Alors que les Américains peuvent atteindre presque tout ce qu’ils désirent—dans des limites raisonnables et s’ils travaillent dur—ils se retrouvent perpétuellement agités, inquiets pour leurs biens récemment acquis et de plus en plus malheureux. La mobilité et la mobilité sociale sont des conditions préalables à la réalisation de ces idéaux montaigniens au niveau national, car nous devons être libres de poursuivre notre fortune partout où nous avons des chances de réussir. Nous tenons pour acquis que nous devrions rompre—ou du moins sérieusement atténuer—les liens de la famille, des amis et de la place pour poursuivre nos objectifs.

Cette habitude nationale aggrave la disposition américaine à se méfier du passé. Alors que Montaigne ressentait le besoin urgent de créer un espace pour l’individualité au milieu du poids des formes et des formalités héritées, nous, les Américains, n’avons presque aucun héritage pour nous guider. Nous sommes confrontés à la perspective intimidante de tout inventer au fur et à mesure. Souvent sans famille à proximité, sans amis assez intimes et sans voisins en qui nous avons confiance, nous, les Américains, nous nous retrouvons seuls et seuls avec rien d’autre que nos cordes de sécurité sur lesquelles compter. Nous aspirons au contentement immanent imaginé par Montaigne, mais le fantôme de Pascal hante nos efforts.

Pourquoi Nous Sommes Agités fournit une histoire d’origine convaincante de notre agitation contemporaine. Cela a également éclairé ma propre situation. Le livre des Histoires m’a révélé une dimension de moi-même dont je n’avais pas entièrement conscience auparavant. Je savais bien sûr que j’étais Américain, ce que j’ai toujours ressenti de manière aiguë lorsque je voyageais à l’étranger. Mais le livre m’a fait prendre conscience que j’étais d’orientation américaine d’une manière qui allait à l’encontre de mes convictions conscientes. Comme Pascal, je suis un Augustin qui croit que nos cœurs sont agités jusqu’à ce qu’ils se reposent en Dieu. Je crois que le contentement immanent est une illusion et, bien que nous puissions nous délecter des bons dons de Dieu, aucun bonheur véritable et durable ne peut être trouvé dans cette vie. Pourquoi Nous Sommes Agités m’a montré que même si ce sont mes convictions, je les tiens comme un Américain, un poisson moderne qui nage dans les eaux montaigniennes.

J’ai réalisé que j’avais une autre conviction non articulée: non seulement je devrais poursuivre le bonheur, mais J’ai le droit inaliénable d’être heureux. Ma situation de vie actuelle, qui est un portrait de contentement immanent, n’a pas réussi à me satisfaire récemment. Instinctivement, j’ai vécu ce changement comme un affront presque personnel à mes droits. Ma réponse réflexive à cet affront a été de me préparer à chercher mon bonheur ailleurs où les conditions seraient plus favorables.

Ce livre m’a fait mieux me connaître, mais il m’a aussi fait prendre conscience que, pour avancer, il faut rendre à Pascal son dû. C’est peut-être pourquoi j’ai trouvé la conclusion du livre, “L’éducation libérale et l’Art de choisir”, quelque peu décevante. Les étages proposent qu’une éducation aux arts libéraux signifie être formé dans les arts du choix. Ceci, suggèrent-ils, est une façon dont nous pourrions améliorer notre agitation actuelle. En lisant de vieux livres, nous pouvons apprendre à mieux choisir, en classant les biens de la vie d’une manière qui nous dissipera moins. C’est vrai, dans la mesure où cela va, mais si Tocqueville avait raison de dire que nous, Américains, vivons dans le monde de Montaigne, alors notre choix et notre classement se produisent dans un horizon de contentement immanent, ne conduisant qu’à plus d’agitation et à un malheur plus profond.

Même si l’art de choisir inclut la possibilité de choisir Pascal, je doute qu’une formation en arts libéraux puisse nous y amener. Pour vraiment choisir Pascal, il ne faut pas choisir mais se soumettre, non pas à Pascal mais au Dieu de Pascal et à l’Église qu’il nous a donnée. Cela nécessiterait une relativisation radicale des biens temporels qui nous sont présentés comme le but ultime de la vie. Nous pourrions être en mesure de profiter de certaines de ces choses, mais seulement si nous cherchons d’abord le royaume et sa justice.

Alors que nous devons être éduqués dans les arts du choix (mais sérieusement, quelles universités sont à la hauteur de la tâche?), je crains que ce conseil ne cède trop au cadre montaignien. Je soupçonne que les étages le savent. Dans la dernière ligne des Remerciements, qui vient providentiellement à la fin du livre, les Histoires laissent entrevoir une voie plus vraie que celle proposée dans la Conclusion. Après avoir remercié de nombreux collègues, les Étages remercient leurs parents et enfin leurs trois enfants qui “nous rappellent que l’amour, et non l’accomplissement, est le but propre de la vie et que la grâce, et non le mérite, est notre source et notre fin ultimes.” Si les Reconnaissances sont justes, et je pense qu’elles le sont, alors le bonheur immanent n’est pas notre objectif, l’Amour l’est. Et une éducation libérale ne peut pas nous y amener. La grâce qui nous a créés et nous donne notre fin est également nécessaire pour bien ordonner nos amours. Et l’amour correctement ordonné que nous éprouvons ici nous donne un avant-goût du bonheur que nous recherchons et, si nous nous y soumettons, nous donnera le vrai bonheur pour toujours.